La faim dans un monde d’abondance

Bekele Geleta est secrétaire général de la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, dont le Rapport sur les catastrophes dans le monde 2011 est consacré à la crise alimentaire mondiale

Parmi l’éventail toujours plus large des problèmes auxquels nous sommes confrontés, peu me hantent autant que l’un des maux les plus anciens et les plus persistants qui affectent l’humanité: la faim. En tant qu’Ethiopien, j’ai connu la terrible famine qui a frappé mon pays au milieu des années 1980 et vu les souffrances qu’endurent les gens qui n’ont rien à manger.

Aujourd’hui, en 2011, je trouve troublant et consternant qu’à une époque où la nourriture est partout beaucoup plus abondante, où les rendements agricoles sont plus élevés que jamais, où près de 1,5 milliard d’habitants de la planète sont considérés comme obèses, quelque 925 millions d’autres n’aient pas assez à manger – soit davantage qu’au début des années 1970 .

En effet, 15% de la population mondiale se couche avec la faim au ventre. Ces gens vivent pour l’essentiel dans la région Asie et Pacifique – surtout sur le sous-continent indien – et en Afrique subsaharienne. Chaque année, 3 millions d’enfants meurent de sous-nutrition avant d’avoir atteint l’âge de cinq ans.

Nous devons être clairs en matière de terminologie. ‘Sous-nutrition’ dit bien ce que cela veut dire. Strictement parlant, ‘malnutrition’ peut signifier aussi bien trop que trop peu de nourriture, ou simplement un régime mal équilibré présentant des carences de vitamines ou de minéraux. Il semble bien qu’en 2011 nous soyons en présence d’une épidémie de malnutrition sous toutes ses formes.

De fait, alors que près d’un milliard de personnes ont les plus grandes difficultés à s’alimenter en suffisance, un milliard et demi souffrent de leur côté de ce qu’on appelle pudiquement un ‘problème de poids’.

Quel que soit le pays ou la région où vous vivez, vous aurez probablement constaté que le prix du ‘panier de la ménagère’ s’était envolé au cours des derniers mois. Effectivement, comme le souligne notre Rapport sur les catastrophes dans le monde 2011, les prix mondiaux des denrées alimentaires ont récemment dépassé le plafond atteint en 2008 durant la crise qui avait entraîné des troubles politiques à travers toute la planète. Pour une grande partie des habitants des pays riches, cette hausse ne constitue qu’un désagrément réclamant quelques ajustements dans le budget du ménage. Mais, dans les pays pauvres, elle a jeté des dizaines de millions de personnes aux marges de la simple survie.

Cela dit, les pays riches eux-mêmes ne sont plus à l’abri de la faim. En 2010, les Etats-Unis ont dépensé près de 70 milliards de dollars en tickets alimentaires au bénéfice de plus de 40 millions de leurs citoyens. Quant à la Fédération européenne des banques alimentaires, qui récupère des excédents auprès des industries et des restaurants en vue de leur distribution aux plus démunis, elle compte aujourd’hui quelque 240 organisations membres dans dix-huit pays du continent.
Dans un tel contexte, n’est-il pas choquant que près de 30% des récoltes mondiales soit perdu chaque année pour la consommation? Ça l’est assurément pour tous les enfants à qui leurs parents ont appris à finir leur assiette parce que “c’est mal de gaspiller la nourriture”.

L’ère de la nourriture à bon marché est révolue

Comme le souligne notre rapport, les facteurs à l’origine de cette nouvelle inflation des prix des denrées alimentaires sont multiples et difficiles à classifier. On peut citer, notamment, une réduction globale des stocks associée à des normes plus strictes en matière de durée de conservation, l’impact du changement climatique sur l’agriculture et, ironiquement, l’utilisation croissante de sols pour la production de biocarburants ‘écologiques’. En outre, l’incidence de la spéculation financière sur la volatilité des marchés alimentaires est de plus en plus largement reconnue. Ainsi, quand la bulle immobilière des Etats-Unis a éclaté, les investisseurs ont cherché de nouveaux débouchés dans les contrats à terme sur les denrées alimentaires.

En revanche, ces facteurs ne semblent pas inclure, comme on le croit souvent, l’explosion quantitative et qualitative de la demande des nouvelles puissances économiques que sont l’Inde ou la Chine, dont la balance d’exportation de céréales demeure positive. En 2007-2008, par exemple, l’Union européenne était le premier importateur de graines oléagineuses et le cinquième importateur mondial de céréales.

Quels que soient la nature et la complexité des facteurs, le fait est que la volatilité des prix mondiaux des denrées alimentaires va selon toute apparence perdurer. Autrement dit, l’ère de la nourriture à bon marché semble bien révolue.

Lorsque l’insécurité alimentaire (selon l’expression consacrée dans les sphères humanitaires) atteint un niveau critique, nous répondons à la mesure de nos capacités, lesquelles dépendent des ressources dégagées par les bailleurs de fonds. En 2010, par exemple, la sécheresse a à nouveau jeté la région du Sahel et, notamment, le Niger, dont la population dépend étroitement de l’agriculture pluviale, au bord de la famine de masse. Or, notre appel, qui visait à recueillir 4,4 millions de dollars des Etats-Unis pour fournir à près de 400 000 personnes une assistance sous forme d’allocations en espèces, de nourriture et de semences, a été couvert à un peu plus de 50% seulement.

Les experts se partagent entre les partisans d’un investissement dans les petites exploitations et ceux qui privilégient l’agriculture intensive à forte dotation de capital. Les deux formules ont leur rôle à jouer, mais, selon nous, priorité devrait être donnée aux petits paysans qui fournissent la moitié des denrées alimentaires mondiales et assurent 90% de la production du continent africain. La petite paysannerie est la clé de la sécurité alimentaire et non pas la cause du problème.

Les petites exploitations sont souvent plus productives que les grands domaines à forte dotation de capital. Mais les petits exploitants ont besoin de semences et d’engrais, de filières commerciales améliorées et d’un soutien accru dans le domaine de la recherche. En 2002, de bonnes conditions météorologiques jointes à l’introduction de nouveaux engrais et semences ont donné lieu à un excédent de production de maïs en Ethiopie, mais le seul résultat a été un encombrement du marché assorti d’une dramatique chute des prix.

Notre rapport suggère aussi que, si les femmes bénéficiaient des moyens nécessaires pour être plus productives dans ce secteur, on pourrait enregistrer une augmentation de rendement allant jusqu’à 30%.

Cependant, les investisseurs étrangers, soutenus par d’énormes fonds spéculatifs, sont engagés dans une nouvelle forme de conquête de l’Afrique qui jette une lumière crue sur un des principaux obstacles au développement de l’agriculture à petite échelle: la propriété des terres. Un récent rapport de l’Oakland Institute a révélé que des acquisitions de terrains effectuées dans bien des cas sur des bases juridiques très discutables chassaient des millions de petits fermiers de leurs modestes parcelles ancestrales pour faire place à des cultures d’exportation, notamment des biocarburants et des fleurs coupées.

Cela doit cesser. La communauté internationale doit le proclamer haut et fort: l’Afrique a besoin de produire des denrées alimentaires, non pas des fleurs pour orner les tables de salons des pays riches.

Par ailleurs, on pourrait s’attacher plus activement à régler les cas bénins de malnutrition en compensant les carences en micro-nutriments (vitamines). Mais, tant que les gouvernements, la société civile, les bailleurs de fonds et les agences humanitaires n’auront pas traité les problèmes technologiques, environnementaux et institutionnels sous-jacents (certes complexes), la sécurité alimentaire continuera selon toute probabilité de poser un sérieux défi. Dans l’état actuel des choses, le premier des Objectifs du millénaire pour le développement (diviser par deux le nombre de personnes confrontées à l’extrême pauvreté et à la faim) a désormais peu de chances d’être atteint dans de nombreux pays.

Le moment est peut-être venu de réexaminer en profondeur comment la nourriture arrive dans nos assiettes.

Nous devons nous affranchir de la tyrannie de l’aliment standardisé

Dans les pays riches, la question de la provenance de la nourriture – où elle est produite et par qui – est un sujet sensible depuis longtemps déjà. Le mouvement du commerce équitable, par exemple, remonte aux années 1940. Il convient de s’intéresser aussi à la récente controverse concernant les dates de péremption dont la rigueur entraîne la destruction de quantités d’aliments tout à fait comestibles, ou à la ridicule insistance des supermarchés à proposer des fruits et légumes de taille, de forme et de couleur uniformes – une pratique qui exclut de facto de petits cultivateurs dont les produits au demeurant de grande qualité ne correspondent pas aux standards imposés par la grande distribution.

En bonne partie par suite de la crise de 2008, les bailleurs de fonds ont révisé leur engagement dans le secteur agricole. C’est ainsi que la plupart ont, par exemple, levé leur opposition antérieure à financer des moyens de production. La part de l’aide extérieure des gouvernements et des agences multilatérales affectée à l’agriculture, qui était tombée à 3,4% du total, a récemment commencé à remonter.

A l’heure où de nombreux pays donateurs lèvent les contraintes qui régissaient traditionnellement leur aide alimentaire, permettant ainsi un recours plus large aux achats locaux, l’idée de distribuer des aides en espèces dans le cadre des opérations humanitaires – plutôt que des aliments importés ou des secours matériels fabriqués dans le Nord – commence aussi à faire son chemin. Cette formule contribue à améliorer le sort des petits cultivateurs en stimulant la demande locale et en créant des emplois.

La notion de ‘responsabilité sociale d’entreprise’ est en pleine évolution. Les sociétés commerciales s’attachent à ce principe non pas simplement pour soigner leur image, mais aussi parce que c’est bon pour les affaires, parce que cela contribue à ouvrir de nouveaux marchés d’exportation pour l’avenir. La compagnie Unilever, par exemple, a uni ses efforts à ceux du Fonds des Nations unies pour l’Enfance et du Service de santé national du Ghana en vue de produire et de commercialiser à un prix abordable du sel enrichi d’iode.

Lorsqu’on traite du système alimentaire mondial, la question de l’égalité se pose à chaque instant. Si la dynamique des forces du marché a généré une situation dans laquelle 15% des habitants de la planète souffrent de la faim tandis que 20% affichent une surcharge pondérale, c’est que l’on s’est trompé quelque part. L’économie doit être au service des gens et non l’inverse. Pour tenter de corriger cette lamentable situation, nous devons trouver les moyens de contrôler les lois de l’offre et de la demande comme nous le faisons de la pesanteur quand nous voyageons en avion ou construisons un gratte-ciel.

 Variante : Pour tenter de corriger cette lamentable situation, nous devons trouver les moyens de contrôler les lois de l’offre et de la demande et promouvoir une répartition plus équitable de la nourriture entre ceux qui en manquent et ceux qui en ont trop.

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